Accéder au contenu principal

Rencontre avec Alexandre Rigal, jeune chercheur de la CEAT et représentant du Collectif Confluence


Alexandre Rigal est assistant-doctorant à la CEAT, laboratoire d’urbanisme de l’EPFL

Une rencontre avec un membre de l'association, Alexis Durand Jeanson, à l'occasion des Journées d'Automne 2014 de la plateforme nationale "Créativité & Territoires" à l'Espace Mendès France de Poitiers, a permis de déboucher sur de premiers échanges de réflexions, d'idées, d'envies communes. L'article en est la première trace.
Il nous fait part de ses premiers pas en tant que chercheur, de ses pistes et essais d’exploration de l’urbanisation contemporaine. Pour penser l’urbain, il joue avec les réflexions les plus ambitieuses, en quête de pluralité, au risque de l’intuitif.

On peut le suivre par ailleurs sur son carnet de recherche et profiter des activités de l’association qu’il co-anime, le Collectif Confluence.

http://ceat.epfl.ch/files/content/sites/ceat/files/shared/images/chablon-test-2.png



Une figure pour l’urbain


Il y a deux ans maintenant, j’étais tombé au hasard de recherches sur un texte très vif et personnel de Michel Lussault, intitulé : « L’urbain sans figure ». Cela a été le point de départ pour moi d’un essai de réponse par le biai,s d’un article sur les figures contemporaines de l’urbain. Cet article tentait de sortir de l’impuissance face à l’excès d’images de l’urbain, et en même-temps face à l’impossibilité d’en tirer un archétype, au risque de suggérer, comme Michel Lussault, que la catastrophe était notre seul horizon visuel commun :


« Et chacun regarde mi-horrifié, mi-sidéré ce torrent visuel qui peut-être nous livre un nouvel archétype contemporain : l’urbain en état de guerre, en situation de catastrophe, un horizon de nos regards ? » (non daté)
L’urbanisation contemporaine fait face à deux risques : elle met à mal la représentation classique de la ville ordonnée, et elle tend à remplacer l’ordre par un chaos (visuel) – à la Mike Davis –. L’idée était donc dans le petit essai « Concevoir l’urbain en figures », de rassembler les nouvelles façons de figurer l’urbanisation : en mouvement, avec ses acteurs, ses objets, avec le vivant. Au-delà des représentations traditionnelles et des métaphores négatrices de la pluralité, on peut trouver une figure stratifiée, acentrée, foisonnante de polarités et composée en commun. L’urbanisation ne se représente plus, elle se présente grâce à la médiation de tout un tas d’outils numériques qui nous la font voir en direct, dans tous les sens, selon des pôles et des rythmes qui varient. Chaque aire urbaine assistée d’outils de visualisation présente alors son réseau animé, sa signature propre (un exemple pour Genève).


L’urbain est fluctuant et vivant


J’avais la sensation que l’un des soucis qui se présente à qui veut explorer l’urbain est le caractère figé et en même temps « suffisant » de cette notion. Si on reprend la définition de Jacques Lévy, l’urbain ce n’est que le rapport entre une densité et une diversité sur un espace donné. C’est un qualificatif pour un type de tissu spatial, plus riche et pluriel. Cela ne dit rien quant aux formes et aux figures de ces tissus urbains. De là, découle l’idée que l’urbain est une propriété et non une réalité figurable, ce qui explique notre malaise avec cette notion. C’est pourquoi, il m’a semblé nécessaire de tenter ma chance, de proposer quelques néologismes pour aborder à nouveau frais l’urbain : en mouvement et en figure. Si la ville disparaît avec l’urbanisation contemporaine, il s’agit de dire son explosion et son implosion en mots – et pas seulement l’explosion ou l’implosion selon le regard ou l’idéologie sous-jacente (« générique » ou « standard » (Koolhaas), « étalé » (Bussieres et Bonnafous 1993), « morcelé » (Héran), « émietté » (Charmes), « décentré » (Devisme), « sans limite » (Webber), etc. Au contraire, d’autres se contentaient de dire une évolution sans la qualifier par rapport à la ville (« métapolis » (Ascher), « postmetropolis » (Soja)).


Tant bien que mal, il m’a paru qu’il fallait lier ces deux penchants, c’est ce que j’ai tenté avec l’urbain-sans-ville, et l’urbain-contre-ville, raccourci en contre-ville.


- L’idée de l’urbain sans ville c’est de recouvrir par ce gros mot les fuites des lieux les plus urbains, ce qui entraîne une urbanisation de lieux plus lointains et moins urbains – au-delà des frontières anciennes de la ville –.
Si l’on doit donner une figure à cette réalité de l’urbanisation, ce serait celle d’un archipel d’îles, l’explosion d’une ville-île en une myriade d’îlots filtrés.

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/04/La_Maddalena_Archipel_Aerial_view.jpg


- L’urbain-contre-la ville, c’est énoncer l’implosion de la place publique traditionnelle en une pluralité de pôles tout aussi urbains, répartis dans l’aire urbaine contemporaine de l’ancienne ville. Il s’agit donc ici, non plus d’une fuite, mais d’une attraction amplifiée et disséminée, d’une sorte d’implosion de l’ancien centre. L’urbanisation est alors contre la ville, contre-ville.
Pour figurer cette réalité, on peut lui donner l’image de l’archipel de mers, l’implosion d’un flux con-centré en un ensemble de flux disséminés, ouverts et attirants (ce que j’ai essayé de faire dans l’essai « Fluctuations urbaines »).


L’urbanisation contemporaine suit une auto-amplification paradoxale


Arrivé à ce point hautement spéculatif, lointain pour la description la plus scientifique, il y a tout de même à proposer le type de relation qui unit en propre ces deux archipels, l’urbain-sans-ville et la contre-ville, au-delà de leur double contestation de l’ordre de la ville.
Les deux propositions évoquent deux processus opposés quant à l’appréhension de l’urbanité, qu’on peut appeler autrement par le terme congestion et étendre à toutes les aires urbaines après Koolhaas.


« Manhattan's programm is a paradigm for the exploitation of congestion. » (Koolhaas Rem 1994, New York Delirious, p. 10)


Cette opposition suivant le rapport à la congestion est paradoxale en tant que l’affirmation de chaque archipel est renforcée par la tendance opposée de l’autre. La fuite de l’urbanité, de la congestion, rend soutenable cette même congestion et ne la rend pas moins désirable. Plus vous périurbanisez, plus vous accroissez l'importance des pôles pour les périurbains, que ce soit les mêmes ou non. Plus vous polarisez, plus vous les faîtes fuir. Plus vous dédensifiez, plus vous accroissez le nombre d'acteurs qui souhaitent densifier. Développer des ramifications vers les pôles, c'est autant permettre le rassemblement que la fuite. L'opposition joue alors un rôle intégrateur qui explique la difficulté à penser une brisure dans cet agencement. Sans introduction d’un nouveau terme dans ce devenir urbain, il semble que cet agencement grossièrement saisi selon mes propositions ne puisse que poursuivre son évolution paradoxale. J’ai entre autres développé ce propos en tentant de montrer qu’internet amplifiait encore ce mécanisme, mais ne le rompait pas, dans un chapitre d’ouvrage à paraître sous la direction de Jean-Max Noyer (« L'urbain trans-formé par internet et les TIC, essai de description de l'urbanisation contemporaine »).



Sortir du couple urbanité/congestion, vers un Post-Car World

PostCarWorld-logo gray



C’est en creux l’un des objectifs du projet de recherche Post-Car World qui vient de débuter en 2014, à l’EPFL, l’ETHZ, l’USI. Imaginer un monde sans voiture et ses conditions de possibilité, c’est questionner le véhicule de l’urbanisation contemporaine et en particulier de l’urbain-sans-ville. La voiture participe à la congestion, comme elle participe aussi à la dé-congestion, fondamentalement anti-urbaine, elle semble pourtant être un véhicule important d’urbanisation à faible degré d’urbanité.


« comme le note justement un sociologue allemand en introduction de son ouvrage sur les significations de l'automobile : " le problème de l'automobile aujourd'hui consiste précisément dans le fait que l'automobile n'est pas un problème " (Sachs, 192) » (Dupuy Gabriel 1995, Les territoires de l’automobile, p. 4).


La dynamique qui lie urbain-sans-ville et contre-ville, semble-t-i, serait bien malmenée par un Post-Car World. Reste à savoir comment et à imaginer une autre urbanisation ! Pour cela une vingtaine de personnes va tenter de concrétiser cette vieille utopie d’urbaniste, avec des objectifs de détermination des conditions d’un changement de transport chez les acteurs par la compréhension de leur rapport à la voiture, d’innovation en matière de modes de transport, de projets urbanistiques et de simulation de l’efficacité de ces recherches.


Pour une politique et une éthique à partir de l’expérience urbaine


Ce projet suppose une prise en compte du pluralisme, maître-mot de l’éthique de l’existence urbaine, par le développement d’alternatives à ce mode de transport qui tend à standardiser et à réduire les espaces les plus urbains. Il peut sembler que l’urbain et l’expérience de chacun ne sont pas assez pris en compte pour penser le politique, loin de toutes les nostalgies de l’homogénéité et du territoire clos ou bien de la polis. Suivre et tester toutes les possibilités d’existence compatibles dans l’urbain permettrait sans doute de comprendre toutes les diplomaties de la vie quotidienne que nous mettons en œuvre pour gérer les degrés d’étrangéité plus ou moins grand de toute relation (à ce sujet, paraîtra prochainement un essai dans Espacestemps.net, « Expérience urbaine : Remix »).


Je ne sais pas si je saisi bien leur projet, mais Isabelle Stengers et Bruno Latour, sous le patronage des Cosmopolitiques, ne semblent pas assez prendre en compte le terrain d’expérimentation mondial que constitue la vie urbaine. C’est de manière un peu délirante ce que je me suis amusé à tester dans « Manifeste pour un MONDE (urbain) CONTRE-BARBARIE », essai politique de bonne « co-habitation » (Lussault Michel, L’avènement du Monde) dans la diversité.


Bref, chercheurs, urbanistes, paysagistes, une bonne fois pour toute soyons prétentieux, et continuons à nous amuser à relever des défis trop sérieux pour nous :


« Pas étonnant que les modernisateurs aient le vague à l’âme. Ce sont des réfugiés, chassés deux fois de paradis artificiels et qui ont acheté sur plan des demeures qu’ils ne savent pas où localiser ! Pour le dire franchement, ils n’ont pas où se nicher. Ce sont des voyageurs en transit. Devant ces « personnes déplacées », comme on disait après la guerre, il est inconcevable qu’il n’y ait pas plus d’urbaniste pour leur proposer les dessins d’un habitacle provisoire qui permette d’abriter les masses qui errent entre la dystopie de l’économie et l’utopie de l’écologie. Face à cette crise générale du logement, la modestie serait une trahison. De toute façon, le philosophe n’ pas pour tradition d’être raisonnable ; elle s’écrie toujours, comme Gabriel Tarde : “Hypotheses fingo !” Pourquoi faire petit quand on peut faire grand ? » (Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, p. 35)